Auteur : Dr Elie Hantouche /CTAH

Psychiatre, conseiller scientifique, expert des troubles anxieux et bipolaires, secrétaire du forum européen bipolaire. 
Photo : © Jean-François Deroubaix pour Association Bicycle

Depuis quelques temps, se répand largement l’idée suivante : « un TDAH non pris en charge chez l’enfant comporte des risques de se transformer en bipolarité chez l’adulte ; conclusion : pour éviter la bipolarité, traitons le TDAH ».
Cette idée mérite une meilleure exploration des arguments sous-jacents et surtout une explication des erreurs de leurs interprétations. Allons voir ce que disent les études et comment peut-on tomber dans les pièges de fausses conclusions, comme la transformation d’un TDAH précoce en bipolarité chez l’adulte ou la prévention de celle-ci en traitant assez tôt le TDAH.

 

Bipolarité juvénile et TDAH (1) 

 « En lisant votre livre, j’ai pensé à notre fils, 16 ans, qui a été traité pendant plusieurs années pour son hyperactivité avec déficit d’attention. La Ritaline® a permis de calmer beaucoup de choses, jusqu’à l’âge de 14 ans ou petit à petit le traitement a été arrêté. Mais les profs continuent à se plaindre de son manque d’attention, manque de rigueur, manque de soin, manque d’organisation, dispersion, écriture illisible. Cependant il n’y a plus d’hyperactivité corporelle comme auparavant. Face à cet état, un expert propose de prendre du Concerta. Mais cela lui coupait l’appétit et lui provoquait des céphalées avec le sentiment d’être sonné, et parfois des hallucinations. Depuis peu le psychiatre lui a dit de l’arrêter et c’est un retour à la Ritaline®. Cependant, après votre lecture, je me suis posée la question : serait-il Bipolaire ?

En effet, il est hyper sensible, émotif, plein d’idées dans la tête. Cependant il a un comportement «normal», pas maniaque. Il est en première scientifique et veut être infographiste. Il n’aime pas la violence, les moqueries, le côté ordurier des garçons. De plus il a vécu des choses tellement dures avec son père durant les phases maniaques (violences physiques et verbales). Le père est traité pour un trouble bipolaire, récemment stabilisé. Vu le terrain familial pensez-vous qu’il faille s’orienter vers un traitement régulateur de l’humeur ? »

Selon certains experts, 70 à 90% des BPJ souffriraient également d’un TDAH comorbide (Trouble Déficit de l’Attention avec Hyperactivité). En fait, ils présentent les critères sémiologiques du TDAH mais pas nécessairement un double trouble. Il semble ainsi que le TDAH doit être considéré comme une partie intégrante de la BPJ. Toutefois, on dispose de quelques éléments pour faire la distinction entre BPJ et TDAH (tableau). En cas de comorbidité entre BPJ et TDAH, le traitement doit viser en premier la BPJ puis le TDAH (en raison d’un risque d’aggravation induit par l’usage des stimulants).

La question d’une possible relation entre le syndrome trouble déficit de l’attention avec hyperactivité (TDAH) et la maladie bipolaire est de plus en plus soulevée par les chercheurs et les cliniciens. La prévalence du TDAH est de 5 à 9 % en population d’âge scolaire alors que celle du trouble bipolaire « typique » est de 0,3 % en population juvénile. Ce chiffre est assez loin de la réalité clinique quand on tient compte des présentations particulières de la BP juvénile, notamment les formes cyclothymiques.

L’association des deux troubles est donc difficile à évaluer, d’autant qu’il existe une superposition d’un grand nombre de symptômes dans les deux tableaux cliniques. Le parcours évolutif de l’enfant hyperactif est plutôt continu, en revanche le parcours observé chez l’adolescent bipolaire est plus volontiers épisodique et discontinu. Mais cette marque de distinction est seulement visible dans la forme BP typique !

Bipolarité chez l’adulte et antécédents de TDAH

Une étude réalisée par le département de psychiatrie au CHU de Montpellier (2)  a soulevé la question concernant la signification des symptômes de TDAH dans l’enfance chez des dépressifs adultes. L’étude a porté sur un échantillon de 3963 dépressifs avec une évaluation des symptômes dépressifs actuels et des symptômes bipolaires et TDAH sur la vie entière. Les résultats montrent que le groupe dépressif avec des symptômes significatifs de TDAH dans l’enfance est différent du groupe sans ces symptômes. En effet, le premier groupe se distingue par une fréquence plus élevée de symptômes bipolaires (manie / hypomanie) et d’une histoire familiale de trouble bipolaire type I ou II plus importante. Une lecture rapide de ce résultat laisse penser que le TDAH est susceptible d’évoluer vers la bipolarité à l’âge adulte ! Une autre explication plus logique et plausible : l’histoire familiale bipolaire peut agir d’une manière directe (survenue de bipolarité) ou indirecte (à travers des signes précoces de TDAH, comme voie d’entrée de la bipolarité). Cette interprétation paraît importante dans la pratique car elle évoque un moyen de dépister la bipolarité chez les dépressifs adultes avec des antécédents de troubles attentionnels dans l’enfance. L’enjeu est toujours d’actualité : plein de patients adultes souffrant de bipolarité sont traités pendant des années par des antidépresseurs.

Par ailleurs, on peut aller plus loin et stipuler que la bipolarité serait déjà présente dès le début des manifestations du TDAH. Dans ce cas, tous les jeunes ayant reçu ce diagnostic doivent être systématiquement dépistés pour une bipolarité sous-jacente ou associée. Ca serait vraiment dommage d’attendre la survenue des dépressions à l’âge adulte pour repérer la bipolarité !!

Une autre étude (3) est régulièrement citée pour argumenter la transformation du TDAH juvénile vers la bipolarité. L’étude concernait une cohorte de 2,5 millions de personnes nées au Danemark 1991-95 et suivis à partir de l’âge de 16 ans, ou entre janvier 1995 et la première prise de contact médical pour trouble bipolaire, ou jusqu’à décembre 2012. Ainsi les auteurs ont pu calculer l’incidence de la bipolarité (« incidence » = survenue de nouveaux cas, ce qui est différent de la « prévalence ») et les effets des diagnostics antérieurs de TDAH et de troubles anxieux (TA) sur le risque de développer une bipolarité. L’incidence de BP chez les personnes sans diagnostic antérieur de TDAH ou TA est de 2,17 /10 000 personnes-années. L’incidence grimpe à 23,86 chez les personnes avec TDAH seul, à 26,05 chez les personnes avec TA seul et à 66,16 chez ceux ayant les deux diagnostics « TDAH + TA ». Ainsi la présence combinée des 2 troubles augmente le risque de BP par 30 fois !! Là aussi, certains experts peuvent hâtivement suggérer que la prise en charge du TDAH dès l’enfance pourrait permettre d’éviter de développer des comorbidités à l’âge adulte, comme la comorbidité bipolaire. Cela dit, les auteurs indiquent dès l’introduction de l’article que le vrai rationnel était d’améliorer la prédiction et le dépistage de la bipolarité dans les domaines médicaux et de santé publique. L’enjeu est de mieux comprendre ce trouble qui comporte de nombreux risques (notamment suicide et altération de la santé) et souvent mal diagnostiqué comme « dépression » et mal traité par des antidépresseurs. De plus, cette étude est censée aider à mieux comprendre les voies du développement psychopathologique conduisant à la bipolarité et par conséquent, aider à identifier les individus à risque et mettre en place des interventions précoces spécifiques. Donc, l’étude danoise n’indique nulle part que le traitement du TDAH ou de l’anxiété juvénile permet d’éviter le développement ultérieur de BP, mais incite à mieux connaître les stades précoces du début de la BP.

En effet, la bipolarité a un début qui n’est pas encore correctement exploré. Des travaux récents se focalisent sur ce point fondamental, comme celle réalisée par NIMH (4) (centre national de recherche des troubles mentaux aux USA) qui a suivi sur une période de 8 ans des jeunes à risque de BP (ayant un parent bipolaire). Cette étude a validé 3 facteurs témoins de début de BP : anxiété/dépression ; labilité émotionnelle (traits cyclothymiques, irritabilité) ; et symptômes maniaques de faible intensité.

Plus de précisions sur les liens entre TDAH et Bipolarité : ce ne sont pas les épisodes qui comptent mais les tempéraments de base

De plus en plus, on s’intéresse chez les adultes aux rapports entre TDAH et troubles de l’humeur. Une étude turque (Harmanci et al, 2016) a comparé 3 groupes de patients : bipolaires (BP), dépressifs (UP) et témoins. La recherche du diagnostic TDAH a montré une fréquence respective de 48% chez les BP contre 25% dans UP et 12% dans le groupe témoin. Le groupe BP + TDAH se distinguait par une élévation importante du risque suicidaire. Un autre résultat important : le diagnostic de TDAH était associé à un profil tempéramental combinant des traits cyclothymiques, irritables, dépressifs et anxieux et cela dans les 3 groupes ! Le tableau qui suit montre les moyennes (écart-type) des scores obtenus sur le questionnaire TEMPS-A (auto-évaluation des tempéraments affectifs).

Cette étude confirme les résultats d’autres études montrant la fréquence élevée du tempérament cyclothymique chez les adultes présentant un TDAH adulte (Landaas et al 2012 (5) ; Perroud et al 2014 (6) ). 

Pour aller plus loin, une autre étude a exploré les tempéraments affectifs chez des adultes ayant présenté un TDAH sans trouble bipolaire (Ozdemiroglu et al, 2018). Les patients étaient divisés en deux groupes : ceux qui ont continué à présenter les critères TDAH après 18 ans (groupe nommé « TDAH Adulte ») et ceux qui ne présentent plus ces critères (groupe « TDAH juvénile »).  Et le résultat est étonnant : les tempéraments cyclothymique et irritable étaient plus élevés chez les individus ayant un TDAH qui persiste après 18 ans. Ce qui signifie que les liens entre TDAH et tempérament cyclothymique/irritable (caractérisé par une instabilité affective et une circularité persistante) sont indépendants du diagnostic de BP typique (I ou II). De plus, La persistance du diagnostic TDAH à l’âge adulte est synonyme de trouble BP cyclothymique, alors que le TDAH non cyclothymique a tendance à régresser voire à disparaître à l’âge adulte.

Une équipe norvégienne à l’université de Bergen (7) trouve une fréquence du tempérament cyclothymique en population générale (n = 721 adultes) chiffrée à 13% ! La présence de ce tempérament était significativement associée à une prévalence augmentée de TDAH (adulte et juvénile), de bipolarité, d’anxiété-dépression, d’abus de substances (alcool) et d’une augmentation de la morbidité mentale globale.

Récemment, avec mon ami le Prof G Perugi, on a réalisé une étude utilisant, conjointement le questionnaire des tempéraments (TEMPS-A) et le questionnaire RIPOST8, qui évalue les dimensions émotionnelles basiques comme la réactivité, l’intensité, la polarité et la stabilité émotionnelles (Bracanti et al, 2019). Le questionnaire RIPOST a été développé au CTAH en 2010 (plus de 4000 patients vus au CTAH ont déjà rempli ce questionnaire).

L’étude a comparé 3 groupes : bipolaire cyclothymique, TDAH et témoins. Les résultats montrent que les 2 groupes de patients BP cyclo et TDAH ont les mêmes scores sur les différentes dimensions émotionnelles, avec surtout un niveau élevé sur le facteur principal, désigné « dérèglement émotionnel négatif ». L’analyse par rapport aux tempéraments affectifs révèle des corrélations assez importantes entre ce facteur et les 4 tempéraments : cyclothymique, irritable, dépressif et anxieux ; alors que le tempérament hyperthymique était corrélé avec le facteur « affectivité positive ». 

Le tableau qui suit présente les items qui sont inclus dans les deux facteurs principaux de RIPOST- 40 items :

Ces résultats vont dans le sens que le TDAH adulte et la BP cyclothymique partagent les mêmes caractéristiques émotionnelles basiques. Ils valident par ailleurs que le TDAH adulte peut être une expression clinique très proche de la bipolarité instable cyclothymique.

Dans ce tableau, on trouve les chiffres de corrélation entre les scores des tempéraments et les scores sur les dimensions évaluées par RIPOST. Plus le chiffre est proche de « 0 », plus la corrélation est faible voire nulle ; Quand le chiffre est de 0,5 ou plus, la corrélation est assez forte (ce qui signifie que le lien entre deux scores est significatif).

Conclusion

Toutes les études concernant la bipolarité et les troubles associés ou comorbides doivent tenir compte d’une exploration complète des tempéraments, notamment le tempérament cyclothymique-irritable. Ce tempérament indique la présence d’une bipolarité instable, qui débute à un âge précoce, qui est distincte de la bipolarité classique type épisodique, comme les troubles BP type 1 et 2. En effet, les pédopsychiatres qui ne considèrent la bipolarité que dans sa forme typiquement épisodique, peuvent affirmer à tort l’absence de ce diagnostic chez les jeunes et se contentent de retenir les symptômes les plus visibles comme le TDAH et/ou les troubles anxieux (TOC, panique, phobie sociale, anxiété de séparation…). La connaissance de la bipolarité dans l’ensemble de ses formes cliniques, notamment les formes cyclothymiques, permet de mieux comprendre les stades précoces de la BP, les liens avec d’autres troubles et surtout de mettre en place les approches thérapeutiques les plus adaptées. C’est dans ce sens qu’on peut le mieux lire et interpréter les études concernant le TDAH et la bipolarité (9).

L’approche globale et complète de la bipolarité à travers les tempéraments permet de saisir les complexités de cette maladie et d’aborder la « comorbidité apparente » (p. ex. le TDAH, les troubles anxieux, l’abus de substances…) comme une dimension appartenant à l’histoire naturelle de la bipolarité.

Bibliographie

(1) – Extrait du livre « Cyclothymie : troubles bipolaires chez l’enfant et l’adolescent », 

Hantouche et al, J Lyon 2006, 2ème édition 2012.

(2) – D Purper-Ouakil, et al. “What do childhood attention deficit/hyperactivity symptoms in depressed adults tell us about the bipolar spectrum?” Psychiatry Res 2017; 249: 244-51

(3) – Meier SM et al. Attention-deficit hyperactivity disorder and anxiety disorders as precursors of bipolar disorder onset in adulthood. British Journal of Psychiatry, 2018.

(4) – Hafeman DM et al. Toward a definition of bipolar prodrome: dimensions predictors. Am J Psychiatry, 2016.

(5) – Landaas ET et al. The impact of cyclothymic temperament in adult ADHD. J Affect Disord 2012; 142:241-7.

(6) – Perroud N et al. Comorbidity between ADHD and bipolar disorder in a specialized

mood disorders outpatient clinic. J Affect Disord 2014; 168: 161-6.

(7) – Syrstad VEG et al. Cyclothymic temperament: association with ADHD, other psychopathology,

and medical morbidity in the general population. J Affect Disord 2019; Aug 19,260: 440-7.

(8) – Hantouche E. Les Tempéraments Affectifs : L’architecture naturelle de nos émotions. J Lyon 2014.

(9) – Hantouche E. Sommes-Nous Tous Bipolaires. J Lyon, 2018.

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